Notes sur “La gioia” de Pippo Delbono

par Elias


Ce que j’ai vu ?

Un homme, avec une chemise blanche, debout, sur une scène vide.

Il tient un micro dans sa main.

Et, dans l’autre, des pages d’un texte.

Il lit, se souvient, il raconte.

Bobo.

Il raconte Bobo.

Il marche sur la scène, s’arrête, face au public, il se remémore…

Pippo Delbono a rencontré Bobo en 1995 à l’hôpital psychiatrique d’Aversa.

Cet homme fait des allers-retours entre la scène et la salle, descend en boitant les escaliers pour s’assoir sur une chaise au premier rang, et regarde le plateau se peupler de figures.


Ce que j’ai vu encore ?

Ce même homme qui dit : « la joie… ou plutôt, un chemin vers la joie. »

Une tentative d’hommage, de deuil.

Une volonté de sortir de la tristesse, de la perte.

De donner un corps, une place à l’absence.

Une cérémonie d’adieu dans laquelle prennent part les comédiennes et comédiens de Delbono : comme une troupe de cirque capable d’incarner tous les masques, toutes les expressions, des sentiments humains.

Nous les voyons passer tour à tour du jardinier solitaire s’émerveillant des fleurs qui poussent, au défilé de possédés s’agitant sur fond de musique électrique auquel succèdent les évocations de souvenirs d’enfance de Pippo par la présence étrange de Gianluca qui chante en karaoké.

J’ai vu tout un entourage féérique en costumes colorés.


Ce que j’ai vu, surtout.

Pepe Robledo qui dispose de petits bateaux en papier, les uns derrière les autres, en un zigzag silencieux et précis.

Puis qui les ramasse, les uns après les autres, méthodiquement, lentement.

Ensuite, ce même Pepe, un homme d’origine argentine d’une cinquantaine d’années qui a fuit son pays au moment de la dictature militaire, apporte sur la scène des sacs poubelles contenant des vêtements.

J’ai vu Pepe tirer des paquets de vêtements et les rassembler en tas à plusieurs endroits du plateau, avant de les disperser pour couvrir le sol et s’étendre en une mer de tissus évoquant les disparus, les migrants noyés dans la méditerranée…

Enfin, j’ai vu Pepe balayer ces tas de vêtements, les rassembler pour former une sorte de monticule contre lequel Gianluca Ballarè, déguisé en clown blanc, se couche, comme pour se reposer.

Plus tard, Pepe revient avec des sacs poubelles qui, cette fois, contenaient des feuilles mortes. Il les éparpille par brassées sur toute la surface du plateau comme un tapis d’automne.


Où est la joie dans cette pièce ?

Quelle idée m’en laisse-t-elle ?

La joie de qui ?

Celle de Pippo ? Celle de Bobo ?

Celle du public ?

Le monde apparaît ici comme un magma, un chaos ténébreux d’où surgissent quelques éclats de lumières tremblantes.

Y a-t-il égalité entre Pippo et Bobo, les vivants et les morts, les muets et les parlants ?

Entre cet homme en chemise blanche et les membres de sa compagnie qui le servent sans un mot ?

Quel dialogue s’instaure entre cet homme et le public qui lui fait face ?


Il y a une cage de fer qui fleurit ; l’enfermement qui se

pare, petit à petit, de couleurs et de danses.

Est-ce là une fête joyeuse ?

Il y a des cris, des chants, des poèmes, quelques gestes des

mains comme des oiseaux qui s’envolent.


Il y a Bruxelles, un vendredi soir, à la sortie du théâtre.

Quelques cercles qui se forment et des personnes se demandant

si elles ont aimé, ou non, ce qui les a touché, et pourquoi.

Il y a des ombres qui marchent à travers les rues de la ville,

et se questionnent sur ce qu’elles ont vu, et comment le

raconter.